par M.L.
En 1994, mon père apprenait qu’il était atteint d’un cancer de la prostate. Il avait 65 ans et j’en avais 29. Quand on m’a annoncé la nouvelle, j’ai été saisie d’angoisse. Cela m’apparaissait incroyable. Juste d’y penser me faisait peur. Au début, je n’ai pas tellement cherché à me renseigner sur la maladie, comme si je craignais d’admettre la vérité. Néanmoins, à partir de ce moment, les diagnostics de cancer de la prostate semblaient m’arriver de partout : mon oncle (le frère cadet de mon père) apprenait qu’il était également atteint de la maladie et je découvrais peu après que le père de mon nouvel ami venait de subir une prostatectomie radicale.
Au début, mes parents ont tenté de minimiser la gravité de la situation, car les choix thérapeutiques semblaient relativement prometteurs. Avant de se faire opérer, mon père a subi une hormonothérapie dans le but de réduire le volume de sa prostate, de faciliter le déroulement de l’intervention chirurgicale et d’optimiser ses chances de succès. L’opération s’est révélée une réussite et, durant des années, j’ai cru l’épreuve terminée et le cancer enrayé. Je n’ai pas vraiment tenté de savoir s’il y avait d’autres risques…
Il y a quelques années, on a découvert que le taux d’ASP de mon père n’était plus à zéro. Je ne réalisais pas encore la portée de cette nouvelle. Je savais que cela indiquait l’existence de cellules cancéreuses actives, mais le nombre de ces cellules était bas. Selon moi, c’était une bonne nouvelle. Par contre, les cellules cancéreuses continuaient de grossir et de se multiplier.
Au début de l’année dernière, la situation a pris un tournant dramatique : une masse est apparue dans son sternum et semblait continuer de grossir. Mon père ne souffrait pas, mais nous ressentions une angoisse permanente. Ses médecins ont alors augmenté, sans succès, la dose de ses médicaments. Durant l’été, mon père a subi une radiothérapie. Le traitement semblait avoir stoppé la croissance des cellules dans la région de la masse cancéreuse, mais il devait en plus subir une chimiothérapie, qui ne lui fut administrée qu’à l’automne 2002. Ce furent les pires mois pour nous tous. Après le premier traitement, mon père fut hospitalisé, car la fièvre avait grimpé au-dessus de la norme acceptable. On l’a installé à l’urgence, dans une sorte « d’alcôve » ou de « placard », avec le manque de confort et d’intimité que vous pouvez imaginer. En comparaison, le deuxième traitement s’est assez bien déroulé mais le troisième, un peu moins. Après le quatrième traitement, mon père a été hospitalisé de nouveau et, finalement, il fallut interrompre le cinquième traitement malgré la dose partielle qu’on lui avait administrée. En principe, les patients reçoivent un total de six traitements.
Mes parents commençaient à se demander si tous ces traitements avaient une raison d’être. Ils n’en pouvaient plus. Même si je savais que cette épreuve était particulièrement pénible pour mon père (et aussi pour ma mère), je ne pouvais pas croire qu’il songeait à abandonner la chimiothérapie. Pour moi, cela signifiait qu’il n’y avait plus rien à faire. Mon père ne souffrait pas : c’était le seul aspect positif de cette période. Par contre, il était fatigué et souvent déprimé, mais il passait des journées et même des semaines en assez bonne forme physique. Dernièrement, la situation a changé. Cet automne, ses médecins ont tenté de lui administrer des doses de chimiothérapie beaucoup moins fortes que celles utilisées la première fois. Après un seul traitement, mon père abandonna. Non pas que le traitement l’avait autant affecté que l’année précédente, mais l’action sur les cellules cancéreuses semblait insignifiante. Plus récemment, on a découvert une petite tumeur au cerveau. Résultat : il voit double et les mouvements de ses yeux sont limités. Une radiothérapie d’urgence a légèrement amélioré son état, mais les dommages pourraient être irréversibles. Il attend actuellement de voir s’il existe d’autres traitements. Jusqu’à présent, nous ne possédons pas de renseignements plus précis.
Tout cela m’amène à parler d’un sujet qui me préoccupe depuis le début : l’attitude des médecins. Depuis l’annonce, il y a dix ans, du diagnostic de mon père, les médecins semblent croire que celui-ci (un homme patient, intelligent et rationnel) est incapable de comprendre sa situation. Ils lui ont annoncé brusquement la nouvelle; ils répondent vaguement à ses questions; par moments, ils semblent désintéressés et ils prennent parfois beaucoup de temps à réagir. Je ne vise pas tous les médecins, mais malheureusement, je ne peux pas dire qu’il s’agisse d’un cas isolé. Mon père a trouvé cette situation très frustrante, de même que toute la famille. Psychologiquement, il a souvent eu l’impression que le traiter ne valait pas la peine, qu’il n’y avait plus rien à faire ou que les médecins avaient d’autres choses plus urgentes à régler. Dans l’ensemble, je crois que mon père a appris plus de choses des infirmières et sur Internet que de ses médecins. Mon jugement est-il un peu trop sévère? En tout cas, c’est vraiment ce que nous ressentons.
L’impact de cette expérience sur notre famille est difficile à décrire. Au cours des dix dernières années, mon père semblait, par moments, ne pas vouloir nous importuner (mes deux frères et moi) avec tous ces détails sur sa maladie et il n’en parlait pas beaucoup. Mon plus jeune frère vit loin d’ici et il a trois fils. Quand il vient voir mon père, ils se parlent longuement et souvent tard dans la nuit. Quant à mon frère aîné, il éprouve beaucoup de difficulté à aborder le sujet avec mon père. C’est mon conjoint et moi qui lui posons les questions les plus directes. Nous sommes les seuls à ne pas avoir d’enfant et ainsi nous pouvons plus facilement voir mes parents et discuter avec eux sans être interrompus. Nous vivons près de la maison familiale, ce qui nous permet de les fréquenter régulièrement. Je tiens à savoir ce qui se passe, ne serait-ce que pour inciter mes parents à obtenir plus de renseignements et à encourager mon père à poursuivre ses traitements.
Ma mère est directement impliquée dans la lutte contre le cancer, car la maladie de mon père affecte sa vie quotidienne. Il semble y avoir un nombre infini de rendez-vous à l’hôpital ou chez les médecins et des attentes interminables de résultats d’examens. De temps à autre, nous discutons de ce qui arrivera « après », mais personne n’est encore disposé à parler des détails. J’assiste à sa frustration de ne pas pouvoir agir ou planifier, mais je suis aussi témoin de sa patience et de sa résignation qui dépassent mon entendement.
En ce qui me concerne, il m’est très difficile de décrire ce que je ressens. J’essaie d’être rationnelle au sujet de ses traitements, des résultats de ses examens et du temps qui passe, mais en bout de ligne, je n’arrive pas à imaginer la vie sans mon père. Il m’arrive d’avoir des accès de colère quand les gens disent des platitudes du genre : « Il a vécu pleinement ». Je sais qu’ils ont de bonnes intentions, mais ces phrases sont tellement vides de sens. Il y a des jours où je me rends au travail comme si j’étais dans le brouillard, incapable de penser à ce que je vais devoir faire dans un avenir rapproché. Est-il possible d’en faire plus? D’être avec lui plus souvent? Suis-je trop passive? Que faire pour prévenir les événements?
Étrangement, la vie n’est pas si sombre, ni si déprimante. Elle se poursuit, jour après jour. Je fais ce que j’ai à faire. Je n’ai jamais écrit quelque chose d’aussi difficile, mais j’exprime peut-être ce que bien d’autres personnes ressentent. Si j’avais un conseil à donner, je dirais : écrivez à propos de vos sentiments, vos peurs et vos angoisses. Cela peut être une véritable révélation et vous apporter une forme de soulagement. Je termine avec cette réflexion : les professionnels de la santé ont beaucoup à offrir et nous avons besoin de leur expertise, mais il serait tellement souhaitable qu’ils ne perdent pas de vue l’aspect humain de leur mission plutôt que de s’attarder uniquement aux symptômes et aux dossiers de leurs patients.